mnēmē

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Le Battement des Ailes. 2016. Graphite, ink and transfer on canvas.

Guélguine (Bored). 2016.

Neon and sunflower seeds.

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Installation view at Selma Feriani Gallery, Tunis.

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Untitled, 2016.

7 drawings. Black stone, pastel and ink on cotton paper.

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Untitled. 2016. Diptych. Silver print, carbon print and ink on cotton paper.

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Untitled. 2016. Diptych. Silver print, carbon print and ink on cotton paper. Detail.

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Aile-Wing. 2016. Silver print (colour). Fine art pigment print on cotton paper.

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Le Battement des Ailes No. I. 2016. Graphite, ink and transfer on cotton paper.

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Le Battement des Ailes No. II. 2016. Graphite, ink and transfer on cotton paper.

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Le Battement des Ailes No. IV. 2016. Graphite, ink and transfer on cotton paper.

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Le Battement des Ailes No. III. 2016. Graphite, ink and transfer on cotton paper.

mnēmē ou les songes de l’histoire.
Texte: Omar Berrada

Omar Berrada co-dirige Dar al-Ma’mûn, bibliothèque et résidence internationale pour artistes, chercheurs et traducteurs à Marrakech. Chercheur invité à New York University, il a été précédemment producteur à France Culture (2004-2007), programmateur aux Revues parlées du Centre Pompidou (2006-2009), commissaire du Salon international du livre de Tanger (2008) et du programme littéraire de la Biennale de Marrakech (2012), codirecteur du Global Art Forum à Dubai (2014). Il a co-traduit avec Ninon Vinsonneau « Le retrait de la tradition suite au désastre démesuré », de Jalal Toufic (Les prairies ordinaires, 2011) et dirigé, avec Yto Barrada, « Album – Cinémathèque de Tanger », ouvrage multilingue sur le cinéma à Tanger et Tanger au cinéma (Virreina/LDC, 2012). Récemment, il a conçu le « Temporary Center for Translation » au New Museum de New York, et prêté sa voix au fantôme de Christian Dior dans « Dior et moi », long métrage de Frédéric Tcheng (sortie en salles courant 2015).

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A l’entrée du Metropolitan Museum de New York, en haut du grand escalier se trouve un tableau aux dimensions imposantes : Le triomphe de Marius, de Giambattista Tiepolo (1729). Marius a triomphé, mais c’est Jugurtha qui est au centre du tableau, drapé de rouge et d’un air de sévère défiance face auquel son conquérant à cheval paraît nimbé de fadeur inquiète. La tradition picturale occidentale trahit une crainte et une fascination à l’égard des ennemis qui ont résisté à ses héros. Il en est ainsi du buste le plus connu d’Hannibal, conservé au palais du Quirinale à Rome, dont Nidhal Chamekh place une version détournée à l’entrée de son exposition. L’original est reproduit fidèlement à un détail près : le rictus d’Hannibal s’est mué en sourire énigmatique. Le personnage gagne en mystère ce qu’il perd en sévérité – improbable Joconde carthaginoise. A l’entrée de l’exposition nous sommes accueillis par un père bienveillant qui semble cacher son jeu.

Le travail récent de Nidhal Chamekh propose une réflexion sur les figures tutélaires et les traces que le passage du temps laisse dans la mémoire des générations. Par déplacements discrets dans la structure du visible, il crée des doutes sur l’histoire telle qu’elle s’est écrite, il introduit avec humour la nécessité de mettre à l’épreuve les représentations imposées. L’art, selon lui, est l’instauration d’un écart.

Cela est particulièrement évident dans ses séries de dessins De quoi rêvent les martyrs ? et, plus récemment, Le battement des ailes. Ce sont des assemblages d’éléments hétérogènes divorcés de leurs contextes respectifs : souvenirs vécus, gravures anciennes, dessins anatomiques, extraits de poèmes… Les composants ne se résolvent jamais en un ensemble unifié. L’œuvre est un écrin d’inachèvement. Elle met en avant une totalité sans totalisation, une pensée du fragment hors de tout système[1]. Au-delà des éléments en tant que tels, les dessins cherchent l’espace juste entre eux, celui qui permet aux êtres et aux choses de devenir visibles les uns aux autres, de s’éclairer les uns les autres sous notre regard.

Les éléments du dessin semblent flotter dans l’espace de la feuille. Le monde est une toile de fond qui n’offre ni contexte ni explication. Le dessin ne représente rien ; c’est un catalogue de traces, un palimpseste de visions. La feuille est un espace démocratique d’apparitions, le dessin une chambre d’échos où des mains imitent des ailes et un œuf une montgolfière. Il est une machine analogique où paradoxalement la référence au réel s’abolit. On pense au poème idéal selon Francis Ponge : « une fois que le texte est agencé, vraiment, c’est une machine ; il réalise quelque chose comme ‘le mouvement perpétuel’ : c’est-à-dire qu’il est comme une montre en état de fonctionnement »[2].

Un hasard phonique veut que le terme mnēmē, qui donne son titre à l’exposition et se réfère, en grec, à la mémoire, sonne comme منامة qui se réfère, en arabe, au rêve ou au songe. Les travaux de Nidhal Chamekh semblent vouloir muer ce hasard en nécessité, proposant une vision de l’Histoire dans laquelle la mémoire (grecque) et le songe (arabe) s’unissent. La mémoire, ce serait l’histoire travaillée par le rêve. La main qui dessine, s’emparant de la mémoire, n’agit pas comme un filtre simplificateur ou un instrument de synthèse ; au contraire c’est une force de déliaison, une institution de différences, une injection d’écarts et d’énigmes dans le corps social de l’Histoire. Au moment de fixer la mémoire par le dessin, elle la fait glisser dans le domaine du rêve. Ce que le dessin fixe, en définitive, c’est le caractère fuyant, foisonnant de la mémoire. Regarder l’image, c’est entrer dans un rêve peuplé de fantômes.

Les dessins de Nidhal Chamekh sont des réunions de spectres au sens où l’on parle de réunions de famille : un sentiment d’aise au bord de l’explosion. Dans Le battement des ailes il y a un cœur qui ressemble à une grenade. Entre étude de l’histoire (et de ses rémanences) et fuite (tel un oiseau) dans un rêve qui menace de tourner au cauchemar, ces dessins sont des images-fantômes[3]. « Le rêve est un rébus, nos prédécesseurs ont commis la faute de vouloir l’interpréter en tant que dessin »[4]. D’une certaine manière les dessins de Chamekh sont des rébus où se déploie l’inconscient visuel de la modernité tunisienne, ses révolutions rêvées, ses revenants réprimés. Si représentation il y a, c’est au sens théâtral qu’il faut l’entendre. La page dessinée est un théâtre sans décor où se joue la scène du rêve. Un théâtre de l’inconscient collectif dans lequel on se voit vu : des yeux nous dévisagent, sortes de regards-caméra sur le papier.

La série emblématique De quoi rêvent les martyrs ?, entamée en 2011, trouve son origine dans le désir de documenter la révolution en cours. Nidhal Chamekh s’intéresse plus généralement à l’histoire des luttes pour la démocratie dans la Tunisie d’après l’Indépendance. Dans ses derniers travaux il choisit de s’arrêter sur l’épisode des émeutes du pain à Tunis en janvier 1984. Trois poses de Fadhel Sassi, triptyque réalisé à partir d’images d’archive, sont trois instantanés, trois moments isolés dans la chute d’un militant qui vient de recevoir une balle au cœur. A partir des mêmes images l’artiste avait déjà réalisé trois dessins de grand format. Dans le nouveau triptyque la « reproduction » des images repose sur l’utilisation d’un agent révélateur qui n’est autre que de la poudre de pain brûlé. L’image naît littéralement des cendres de son sujet. Révélateur non liquide, la poussière de pain produit une image très granuleuse. Le révélateur est paradoxalement une grille d’obstruction, un instrument de brouillage. Mais en troublant la photo il la réinscrit dans une latence, il rouvre ses potentiels d’apparition. L’image est un songe en attente d’être rêvé.

Dans les années 70 John Berger réalise une série de dessins de son père mort dans son cercueil. Ce faisant, il enregistre un moment unique – l’intensité de voir quelque chose pour la dernière fois. Pour Berger la photographie interrompt le temps alors que le dessin, lui, contient le temps[5]. Dans sa lenteur d’exécution, le dessin intègre le processus de la vision. Exposé, il commande au spectateur de s’attarder, d’entrer dans sa temporalité. Du passé qu’elles documentent, les photographies d’archive fournissent un état « arrêté ». Le passage au dessin et à d’autres méthodes pour « révéler » l’image peut se lire comme une tentative visant à dé-former l’instant d’arrêt, à déplier le temps comprimé dans la photographie. Il s’agit, au fond, de redonner du temps à l’histoire. D’extraire, d’un passé révolu, un futur possible. De ressusciter la révolution.

Selon Mallarmé, l’écrivain est celui qui s’arroge le devoir de tout recréer avec des réminiscences. Le travail de Nidhal Chamekh est une méditation sur les traces que laisse un événement, sur ce qui nous reste des luttes passées. Ce qui en reste, c’est une image aussi indéniable qu’insaisissable, comme un rêve qui se retire. A défaut de pouvoir le perpétuer, nous devons en enregistrer le retrait. Ici, une image d’archive, brûlée, documente sa propre destruction. Là, des photographies s’exposent de dos, ne montrant que leurs légendes. Ce n’est qu’en s’approchant du mur, en regardant de biais, que l’on parvient à distinguer une image incertaine, comme reflétée dans un miroir déformant. Une sorte de vampire en négatif : on distingue son reflet dans le miroir alors qu’elle-même est absente. Dans ce retrait même se dessine une forme de résistance de la mémoire, un mode alternatif d’apparition : « Nous sommes les enfants d’un songe trop ancien / Et trop lourd pour mourir en silence »[6].

Nidhal Chamekh a fait du dessin le fondement de son travail. Pour autant, il ne s’y cantonne pas. La présente exposition peut se lire comme une tentative de sortir des frontières de la feuille. D’occuper autre chose que les murs, de mieux contaminer, par l’art, les espaces de la vie et vice versa. On y côtoie des oiseaux, des plantes, des graines, des sculptures, des objets du quotidien. Mais les oiseaux, pris au piège, sont empaillés ; la fleur est séchée ; les photos sont brûlées ; les apparitions, fantomatiques, ont lieu sur fond de ruines. Ce sont des vies étouffées que la galerie accueille, des formes nées de leur propre dégradation. C’est comme si l’artiste donnait la mort dans l’espoir qu’une résurrection suivra. A l’image du kilim de l’aïeule couplé à la carte coloniale des tribus tunisiennes, il arrive que brûler l’héritage apparaisse comme la seule manière de le rendre signifiant, de le sauver d’un conservatisme qui l’étrangle[7]. Brûler, mais pas anéantir. Comme avec le triptyque à base de poudre de pain, il importe d’interrompre le processus de brûlure avant son terme afin de préserver des traces de vie dans sa destruction même. Il s’agit de croire aux fantômes, de ménager une place pour le retour des revenants. La mort ici est imparfaite car la vie n’a pas dit son dernier mot. Les formes qui semblent pétrifiées ne sont pas fixes. En réalité elles luttent contre leur propre immobilité, elles la contestent. On a beau avoir les jambes cassées, on marche encore.

[1]« Le fragment n’est pas la poussière de la pensée, il est la pensée même à l’instant de sa formation, la pensée sans poussière, l’éclat, le couteau. Le sens de la totalité habituellement débouche sur le système, le système est la forteresse où le penseur croit tenir le monde enfermé, mais le fragment est le lieu où le système est éconduit et où se maintient pourtant le sens de la totalité. Ce que le système brûle, le fragment le laisse en vie. » (Jean-Christophe Bailly : La légende dispersée – anthologie du romantisme allemand (ed. 10/18, 1976).
[2] F. Ponge : Comment une figue de paroles et pourquoi (Flammarion, 1997).
[3]« Mais à l’aube, étrangers, ils descendent vers nous: vêtus de ces couleurs de l’aube –entre bitume et givre – qui sont les couleurs mêmes du fond de l’homme… Et de cette aube de fraîcheur, comme d’un ondoiement très pur, ils gardent parmi nous quelque chose du songe de la création. » (Saint John Perse, Oiseaux, Gallimard, 1963, XIII).
[4] S. Freud : L’interprétation des rêves (trad. I. Meyerson, PUF, 1967).
[5] « A photograph is static because it has stopped time. A drawing or painting is static because it encompasses time. ». J. Berger: “Drawn To That Moment”, Berger on Drawing (The Occasional Press, 2005).
[6] Jean Ristat : Le parlement d’amour (Gallimard, 1993).
[7] « Mon désir ressemble à celui d’un amoureux de la tradition qui voudrait s’affranchir du conservatisme. Imaginez un fou du passé, fou d’un passé absolu, d’un passé qui ne serait plus un présent passé, d’un passé à la mesure, à la démesure d’une mémoire sans fond – mais un fou qui redoute le passéisme, la nostalgie, le culte du souvenir ». Jacques Derrida à Elisabeth Roudinesco, in De quoi demain…, Fayard/Galilée, 2001).